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Le Montenegro

Zaric est trop souvent seul, assis là, sur une chaise en noyer usé, derrière le comptoir en bois sombre recouvert en parties d'une fine couche de métal repoussé aux motifs arabesques d'inspiration turco-monténégrine. De son regard noir, il décompte chaque assiette, chaque verre, chaque couteau, chaque fourchette, chaque cuillère, chaque serviette, chaque chaise, chaque table, recommence et égraine chaque seconde. Il regarde le temps s'écouler. Lenteur.

Les tapis de prières de toutes les couleurs aux motifs réguliers côtoient les photos de paysages rocailleux en noir et blanc encadrées sur les murs ocre rouges de la salle à manger. Les peintures animalières fauves et dessins maladroits à la plume parasitent anarchiquement l'unité d'un décor cohérent. Derrière le bar, la vitrine étriquée protège les reliques de la poussière, la poésie épique du gusle rime avec les vers stridents de la zurla en couvrant le rythme sourd des tapans, une épée courbée gît dans son fourreau de cuivre gravé, c'est une arme de guerre déposée laissant ses pouvoirs meurtriers de côté au profit de la joie de la musique folklorique de la péninsule balkanique. Au centre de l'écrin trône le tableau naïf au fond blanc d'un auteur anonyme où les cavaliers sans tête coursent dans un cirque les ânes hurlant et le cheval à deux têtes.

La magicienne est derrière une porte vitrée, aujourd'hui, Refja l'épouse de Zaric mijote une recette souvent cuisinée par sa mère pour une grande famille et les voisins, la kastradina composée de travers de mouton fumé accompagnée de voluptueux choux. Un dessert se dresse aussi le champ des préparations, trois douzaines de baklavas attendent le moment religieux d'être savourés par les premiers convives tant attendus.

Les gâteaux feuilletés aux noix ouvrent les portes du monastère d'Ostrog protégé par les flancs grisâtre de la haute falaise hébergeant quelques plantes grasses défiant constamment la sécheresse récurrente des prières orthodoxes omniprésentes. Ce soir encore les baklavas nourriront les chiffonniers d'Emmaüs.

Ils ont ouvert le restaurant très récemment dans le quartier excentré post industriel de cette ville moyenne.

Les canons et les fusils font rage dans leur campagne natale aride. L'industrie textile n'est plus là, les locaux et les logements vides ont été récupérés par une nouvelle vague d'immigration venue principalement d'Anatolie.

Les gens du quartier travaillent beaucoup, tout le temps, et ne laissent aucunes minutes pour écouter les oiseaux, pour regarder centaines d'automobiles passer dans la rue sans s'arrêter, pour se régaler de la cuisine monténégrine. Un claquement de mains résonne trop souvent dans la salle morne. Le vide.

Sol, sol, fa, do, trois cases, deux cordes, encore et encore, sans rupture de tempos, quatre fois, puis une fois do, sol, et ainsi de suite.

Je suis là, assis sur le tabouret d'écolier en bois vernis reposant sur une structure simplifié en métal galvanisé.

Je m'obstine à sortir quelques notes cohérentes de cet instrument à quatre cordes lisses et au manche arqué par l'humidité d'une probable mélodie.

Dans la salle de répétition des Mescaleros voisine du Monténégro. Pour l'instant, je suis seul, les quatre frères composant le groupe ne vont pas tarder à arriver.

Un drap blanc couvre la batterie, les guitares et la basse reposent soigneusement dans leurs étuis, les jacks bleus, jaunes et rouges sont enroulés et placés près des amplis Fender, Gretsch et Marshall. Les posters des Seeds, des Remains superposent les photos de Buddy Holly et de Crazy Cavan. La tribu indienne électrise énergiquement un rock psyckobilly garage teinté de rythmiques saccadées, le répertoire audacieux ouvre le livre bilingue anglo-espagnol d'une culture qui se mondialise.

Le gang fraternel me parle sans cesse du restaurant déserté d'à côté. Je ne suis pas assis là, sur ce tabouret d'écolier par hasard, je dois absolument rencontrer Zaric.

Les traces lourdes de bottes dans la neige immaculée annoncent en cette fin d'années difficiles des fêtes de Noël où les enfants du pays natal de Zaric attendent plein d'espoir, fébrilement les jouets par milliers.

Durant des jours et des jours, Il frappe aux portes des voisins généreux, puis à celles des voisins des voisins, et plus loin aussi, au cœur de la ville. Une récolte de Légos multicolores de différentes tailles reconstruisent les murs tombés des maisons familiales. Les Playmobils courageux posent enfin leurs armes vénéneuses et portent les pelles et les truelles de la conception d'un nouveau monde. Les poupées endimanchées se coiffent à nouveau et illuminent les yeux en verre des ours, des chiens et des chats en peluche.

A l'arrière d'une camionnette blanche fatiguée s'entassent les cartons inondés les larmes de joies à venir d'une enfance spoliée par les bruits assourdissants des bombes menaçantes.

Le carrosse du patriarche vêtu de rouge transporte les récoltes fructueux d'une quête laborieuse, il prépare un long voyage dans les Balkans où les paysages encore hostiles menacent encore les rêves des chérubins d'un pays ruiné par les divisions nationalistes absurdes.

Avec trois amis, Jeff, Éric et François nous venons de déposer les statues d'une association loi mille neuf cent un. Éric et François publient un Fanzine photocopié satyrique, Splatsch & Prout, d'où leurs surnoms. Personne n'a jamais su, ne saura jamais qui est Splatsch, qui est Prout. D'où il est, Jeff en rigole encore. Nous avons prévu d'organiser des concerts de rock régulièrement dans notre petite cité somnolente. La scène alternative rock française est riche, des centaines de nouveaux groupes aux influences hétéroclites sillonnent les routes du pays, jouent de salles en bars, puis de bars en salles à la conquête d'un public grandissant. Nous voulons ouvrir une nouvelle étape hebdomadaire.

Frileux, les interlocuteurs étonnés de la mairie conservative, échouent sur les possibilités d'accès de certains locaux municipaux pour l'accomplissement de notre projet devenu malheureusement orphelin. Nous n'avons pas de maison, nous programmerons peut-être des concerts enflammés sur les trottoirs en Terazzo urbain, chewing-gums roses mâchés, délavés, collés sur goudron gris clair, ici, place de l'hôtel de ville, à condition que les réceptacles scéniques restent propres.

«Trottoirs propres» rédige ainsi depuis ce jour son acte de naissance.

Sol, sol, fa, do, trois cases, deux cordes, encore et encore, sans rupture de tempos, quatre fois, puis une fois do, sol, et ainsi de suite.

Habillé de perfectos en cuir noir, le clan indien coiffé de bananes courtes arrive enfin dans le local, le sourire en coin, je leur fais une remarque ironique sur le ridicule des démarches chaloupées et rebondissantes occasionnées par les épaisseurs caricaturales des Creepers, bleues, rouges et léopards.

- Salut, Paul! Les quatre cordes de ton arc brisent enfin leurs secrets? Tu as enfin de la corne aux doigts? Bon, nous allons vite voir Zaric avant qu'il ne prenne le volant de son carrosse blanc pour les montagnes noires!

Tous, là, devant le restaurant, nous ouvrons le portique aux gonds grinçant d'une formidable rencontre.

Zaric est seul, assis là, sur une chaise en noyer usé, derrière le comptoir en bois sombre recouvert en parties d'une fine couche de métal repoussé aux motifs arabesques d'inspiration turco-monténégrine.

C'est un homme solide, une armoire à glace. Une moustache fournie noire marque une ligne de démarcation inquiétante au beau milieu de son visage aux traits endurcis, mais la lueur de ses yeux ne parvient pas à masquer l'inquiétude lassante et la tendresse d'un esprit blessé par l'exil forcé, les réalités d'une guerre encore vivace où les bruits détonants et saccadés des Kalachnikovs décrivent toujours, hélas, les élans inaudibles d'une violence constante.

Habillé d'un pantalon gris souris en tergal démodé, un peu trop court, puis d'une chemise de bûcheron à carreaux rouges et noirs, trop petite, recouverte d'un gilet traditionnel monténégrin de laine grossière, il nous tend une main puissante, franche et ferme.

Les vents slaves soufflent les airs roulants d'une voix grave, ils couvrent la chaleur accueillante et brûlante du marc de café glissant lentement au fond du contenant de faïence en ébullition.

Il nous propose d'une voix enthousiaste de partager le goût râpeux sans amertume du liquide sombre récolté durant cette étrange infusion sucrée outrageusement.

D'un ton prudent et bienveillant, je lui présente le projet ambitieux de «Trottoirs propres», et lui formule très clairement l’idée d'organiser des concerts de rock, ici, dans ses salles de restaurant, régulièrement, les dimanches après-midi. Le «deal est simple», les recettes liées aux entrées payantes vont aux musiciens programmés et la globalité des boissons reviennent au restaurant. Accord conclu!

La légende de l'aventure d'un lieu culte de la scène alternative du milieu des années quatre-vingt commence! Le Monténégro.

Dès le mois de janvier, l'énergie d'un groupe parisien aux influences garage punk assourdissant au son saturé, les Cheroquees fera trembler les murs ocre rouges d'une salle pleine à craquer, sur une scène bricolée avec les palettes dérobées dans les arrières coures des supermarchés.

Enfin, les gonds du portique de l'antre de Zaric ne grinceront plus. Sol, sol, fa, do, trois cases, deux cordes, encore et encore, sans rupture de tempos, quatre fois, puis une fois do, sol, et ainsi de suite.

Le manager du groupe, Ronan, vient de nous envoyer un colis postal incluant tout le matériel nécessaire à la promotion du concert à venir, une centaine d'affiches, une dizaine de dossiers de presse brouillons accompagnés de photos en noir et blanc à demi flous, et cinq exemplaires du dernier quarante-cinq tours totem du groupe effarouché. Nous devons, Jeff, François et Eric nous débrouiller pour éditer des flyers en photocopie indiquant la date et le lieu du concert. Nous sommes tous étudiants, nous n'avons aucuns moyens financiers, comment faire? Splatsch et Prout connaissent un imprimeur gracieux, Maamir, il aime le rock, il nous prête volontiers sa photocopieuse abîmée.

Le temps de nous distribuer les taches hasardeuses, la petite entreprise s'organise méthodiquement très rapidement.

La date tant attendue approche à pas Chelsea boots en daim, Éric et François s'énervent encore après les arracheurs d'affiches pendant que Jeff monte adroitement la scène aux allures de plancher de favela brésilienne, il additionne les palettes bigarrées, il décloue, cloue, visse et revisse. Je m'organise une tournée des disquaires décoiffés de Lyon, la grande ville la plus proche de notre petite cité, clope après clope, je pose et superpose des carrés sur des rectangles et des rectangles sur des carrés, Les flyers fluorescents envahissent les banques surchargées des médiateurs des nouveautés musicales.

Pendant ce temps, les antennes en modulation de fréquence des radios locales associatives militantes diffusent en boucle «Enemy» le titre intrépide stoogiforme de la face A du morceau de vinyle des Cheroquees édité par un label indépendant.

Les programmateurs étonnés savourent le dynamisme cataclysmique extraverti du mur du son épique des amplis Marshall explosifs.

Les tympans des oreilles des auditeurs non avertis enflent et souffrent d'une maladie inexplicable et incurable.

Les muscles se remplissent de sang jusqu'aux hémorragies internes, les os se décomposent subitement en cendres argentées. Les diamants des platines surannées se liquéfient promptement, les perles luisantes de sueurs se multiplient sur les fronts bombés des Rolling stones. Les posters froissés des idoles ridicules punaisés sur les murs des studios perdent impunément les encres d'impression salées, et coulent sur le papier peint au motif répétitif floral. Les coquelicots côtoient les bleuets, ils se détachent de leur support originel et se lancent dans une danse frénétique sur le plancher peint en vert. La nature reprend ses droits sur les effluves des émulsions chimiques toxiques émises par les cheminées hurlantes en flamme des usines voisines organisent les mutations gazeuses jaunâtres pimentées des ondes irradiées. Le temps n'a plus d'importance, il est décalé. Il court jusqu'au dimanche vers le Monténégro.

Ce matin-là, je me lève de bonheur, excité par l'avènement d'un événement exceptionnel, je me douche et m'habille en vitesse, je me brûle la langue et l'estomac en avalant mon petit déjeuner trop rapidement, et je cours, je cours vers l'arrêt de bus qui m'emmène pile devant le portique de l'antre de Zaric. Les Cheroquees arrivent dans une heure. Sur le trottoir nos pieds battent le rythme égrainé d'une impatience palpable.

Au bout de la rue sombre où les voitures ne s'arrêtent jamais, un combi Bedford multicolores apparaît tel un mirage hallucinatoire ondoyant majestueusement sur la couche de trouble de l'atmosphère d'un désert hostile.

Le griffon de Luton marque un stop et redémarre pour nous rejoindre près de la porte. Ronan le manager, distrait un serpent endormi autour de son cou et saute du véhicule, le moteur arbre à cames en tête tourne encore.

C'est un petit homme, speed, ses yeux couleur acier dévoilent une réelle gentillesse qu'il essaye de masquer difficilement sous les traits géométrisés de son visage pâle taillé au couteau. Les routes sinueuses du circuit des lieux de concerts, de Dunkerque à Perpignan et passant par Angoulême ne cachent aucun secret, le carnet d'adresse soigneusement rangé dans la poche de sa veste en cuir râpée énumère une liste infinie de ses domiciles temporaires. Le long de l'année, sans journées et sans nuits de repos, il voyage avec les groupes qu'il manage, la liste est longue, Les Hot pants, les Chihuahuas, Les kingsnakes, Les Carayos et d'autres encore et encore. Le van arc-en-ciel se confond avec la maison qu'il ne possède pas. Les rides dessinées minutieusement sur la surface de sa peau dissimulent une carte routière mal repliée. D'un ton chaleureux en nous tendant une main franche il nous dit:

-Alors c'est là le Monténégro!

Les musiciens descendent un à un de la roulotte, nous les aidons à décharger les flight caisses protégeant les instruments des futures tortures de décibels à haute densité, la balance au son fuzz saturé va pouvoir se libérer.

Quelques heures plus tard, les portes du concert des Cheroquees s'ouvrent. Les disquaires décoiffés de Lyon, les groupies fardées, les poseurs déguisés, Quelques kats, deux punks, Rat d'égout et Frite, Maamir l'imprimeur, Max le rocker toussotant, Joseph l'encyclopédie vivante, Raboulet le mod, le canadien et la canadienne, Peter Gunn, les musiciens de la scène rock locale, les Snapping Boys, les Mescaleros, Nordine le chanteur des Chesterbox, tout le monde est là, ils attendent. Ils savent.

Une mélodie sourde et répétitive des quatre notes sourde virevolte autour de mes pensées évadées, Sol, sol, fa, do, trois cases, deux cordes, encore et encore, sans rupture de tempos, quatre fois, puis une fois do, sol, et ainsi de suite. La suite de notes insensés s'interrompt abruptement, mon regard se fige.

Un homme avec un chapeau déformé est appuyé inconfortablement sur une deux chevaux verte, en face, il tient dans sa main fragile quelques pièces de monnaie, il les compte, il les compte à nouveau. Dans le creux de sa paume terne, il dessine des cercles, il empile les centimes par valeur décroissante, ses lèvres expriment quelques rictus de déception. Les yeux fouillent le sol d'asphalte crasseux avec l'espoir improbable de la découverte cachée de découvrir le sou oublié pouvant lui permettre de payer son entrée à dix francs. Avec l'aide de sa camarguaise usée, il déplace un emballage de barre chocolatée, dessous, il ne trouve qu'un gravier de silex taillé. Il regarde à nouveau la maigre collection de pièces jaunes le poing serré sur sa poitrine.

Le rocker toussotant, Max l'observe de loin discrètement, du coin droit de ses lèvres fines il entame un sourire moqueur.

Il est de retour de Londres, un paquet de gauloises maïs dépasse de la poche droite de son blouson en Jean neuf, une relique, un billet de concert froissé de Geno Washington sort de la poche gauche. La cigarette jaunâtre collée sur le coin gauche de ses lèvres fines s'éteint.

L'ouverture du Monténégro embrasse l'écho du rêve inavoué chez Max, ses yeux brillent sous ses petites lunettes rectangulaires, sa respiration s'accélère. La passion sans limite pour cette musique composée d'accords simple et efficace anime sa raison de vivre de la première clope allumée le matin à la dernière écrasée dans le cendrier débordant en fin de soirée. Ce dimanche d'inauguration le mobilise particulièrement, il sait aussi que Joseph l'encyclopédie, son meilleur ami ne cache pas la satisfaction des savoureux moments présents. Les très longs cheveux sombres, hérités de sa jeunesse nourrie aux larsens des guitares saturées du MC 5, Kick out the jam, dévoilent involontairement la douceur exprimée par les traits de son visage. Les peintures de guerre effacées sur sa peau exhortent la philosophie d'Apache urbain perdu dans un monde inconnu se dérobant sous ses pas aériens. Les chants chamaniques incessants traversent les émanations de gaz inodores, ils flottent sur la surface des souvenirs lointains d'une autre vie composée par la présence muette des esprits ancestraux. Les yeux se troublent, ils effacent la palette de couleurs pastel, les profondeurs abyssales de l'environnement difforme absorbent la conscience, sous l'infime poids des poussières pigmentées, un origami complexe arc-en-ciel gigantesque se déploie.

Le rouge, l'orange, le jaune, le vert, l'indigo et le violet couvrent tour à tour les rétines incrédules.

Les sons démoniaques dévalent sur les courants alternatifs indéfinis. Le «Yes, I need....» des Pretty things bat la mesure d'une tranche de vie sans douleurs.

Nordine, le chanteur de Rythm and Blues rejoint Max et Joseph sur le même trottoir.

Il est grand et un peu rond, le teint foncé de sa peau lui donne des faux airs de Rufus Thomas. Pour lui aussi, ce dimanche est un grand événement, il attend, il sait que pendant quelques temps, que ces moments éclaireront la monotonie lascive de ses longues semaines.

Maamir l'imprimeur, aime beaucoup Nordine, il le connaît depuis son enfance. il l'entendait chanter tous les matins lorsqu’il passait devant ses fenêtres, il remarquait alors que la puissance rocailleuse mais douce de la voix du jeune garçon couvrait les bruits mécaniques infernaux des machines typographiques.

Un jour de froid polaire, Maamir tendit un sac plastique plat à Nordine dans lequel se cachait un disque mystérieux qui réchauffa ses oreilles et son cœur pour l'éternité, les Fa fa fa, les Dock of the bay ou les Security d'Otis Redding devenaient les boucles incessantes d'une raison de vivre.

Do, ré, mi, fa, sol, la, si, le salpêtre disparaît, la chaleur augmente les odeurs de sudations prégnantes dans la cave moite, les solos stridents du saxophone, les infinies variations des notes aiguës sont accompagnées de la rythmique régulière de la caisse claire aux tonalités mats, le tremblement constant des épaisses codes de basse résonne sur les pierres sèches de la voûte, puis les puissantes vocalises de Nordine superposent l'ensemble au destin Groovy du Memphis train. Le public est en ébullition, les battements de cœurs fragiles s'accélèrent imitant les mécanismes insoupçonnables d'un répertoire sensuel et vivant. Les spectateurs et les musiciens ne forment plus qu'une unité magnétisée par la force des oscillations abasourdissantes d'une voix éternellement communicative et sensible.

Les rappels se succèdent encore et encore, les Chesterbox ne peuvent plus quitter la scène minuscule du club enflammé, les amateurs de Rythm n'blues hystériques bloquent la porte de sortie. Une histoire d'amour déclaré humecte les yeux de Nordine, il vit intensément un rêve inattendu et inavoué. Il donne plus qu'il n'a ce soir-là. Un mythe improbable est en train de naitre. Il tape du pied les mesures d'une vie.

Max et Joseph, fiers, lui touche l'épaule chaleureusement d'une manière bienveillante :

-Alors, ce dernier concert, tu as encore enflammé la salle?

Le chanteur répond modestement en souriant, les yeux portés sur ses chaussures limées:

-C'était bien.

Une mélodie sourde et répétitive des quatre notes sourde virevolte autour de mes pensées évadées, Sol, sol, fa, do, trois cases, deux cordes, encore et encore, sans rupture de tempos, quatre fois, puis une fois do, sol, et ainsi de suite. Je vois que le public en attente devant les portes fermés du Monténégro double, triple, quadruple et plus. A chaque entrée, je trace mécaniquement un trait sur mon carnet ouvert, il se transforment en carrés, puis en lignes de carrés couvrant une page, deux pages, trois pages quatre pages et plus .

Le restaurant trop souvent vide de Zaric trouve ce jour une clientèle inespérée pour de nombreux dimanches d'hiver en attendant le printemps irisé par la lumière timide d'une paix retrouvée sous le soleil des Balkans.

Paul Raguenes . 2018-19

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