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Le bar de la gare

Me voici donc ici, confortablement assis sur cette chaise en bois de noyer usé, je me repose, je superpose mécaniquement des carrés sur des rectangles, puis des rectangles sur des carrés sur une nappe en papier ordinaire, armé de mon stylo mâchouillé irrégulièrement. J'écris le temps s'écouler. Lenteur.

Sur les murs verdâtres, une odeur de nicotine s'imprime, des centaines de billets de banque usagés de centaines de pays s'entremêlent anarchiquement avec les milliers de cartes postales démodées aux mises en scène dénudées de sens envoyées malicieusement par des milliers d'amis. Des publicités déteintes d'alcools prohibés, d'apéritifs imbuvables et de digestifs disparus de différentes décennies masquent les publicités de sodas indigestes actuelles. Un nain de jardin s'exhibe fièrement, le bonnet rouge ébréché, la barbe entachée, ses yeux brillent. Il regarde tendrement le tuba, le trombone, la trompette, le cor de chasse, une autre trompette plus grosse, le saxophone alto, un clairon. Les cuivres, eux, ne brillent pas, ils sont oxydées, ils sont polis par le temps, Ils sont recouvert de poussière. Une voie lactée étincelante, les étoiles, une collection infinie des coupes gagnées par les boulistes valeureux, boiteux mais courageux de l'amicale de pétanque du village, se reflètent dans les miroirs sans teint érodé de la porte de la cuisine. Le magicien est derrière l'invisible.

Les vignerons, les plombiers, les électriciens, les chauffagistes, le garagiste, l'assureur, les chômeurs, le chauffeur alcoolique, les plâtriers, l'homme sans dents, les gourmands, le retraité, le pilier cubique du club de rugby local, le personnage au chapeau déformé, le vieux rocker toussotant, tout le monde est là, les rires se confondent avec les boissons jaunes enivrant les songes. C'est vendredi, ils attendent. Ils savent.

"Bonjour Marcel, tu as assez de vin? En entrée tu préfères de la salade ou de la charcuterie?" " Je ne suis pas une poule! De la charcuterie!!" Marcel est un homme à qui on la fait pas, il est vigneron, il est exigent et décidé, il travaille dur, tous les jours, il gravit les chaillées de cultures en terrasse. Ses rides sont bavardes, elles témoignent de chaque coup de sécateur sur la rudesse de la saison. Ses mains décrivent un pied de Syrah tortueux pré-phylloxérique.

Nous sommes, chez Gisèle et Bébert, au bien sage, au bar de la gare du village, une gare où les trains ne s'arrêtent plus depuis quarante ans, un bar où les affamés font étape croisant les assoiffés de vie. Les nominations successives du lieu se sont accumulées au long du temps qui s'écoule, au fur et à mesure des changements de propriétaires, ne désirant pas volontairement effacer les anecdotes d'un passé composé encore vivaces.

La table est conviviale. La générosité est la politique de la maison. Abondance.

Le magicien au tablier blanc derrière l'invisible devient visible, il s'octroie quelques minutes de pause, ici, dans la salle. Il a le sourire. Il sait. Il est confiant. Il vient de goutter le plat du jour, la réussite est foudroyante, il sait que l'homme sans dent aussi se régalera, son cassoulet est le meilleur du monde, les gourmands seront comblés. Bonheur.

Le cassoulet !! Vous connaissez? Ce plat du sud-ouest de la France ancestrale à très haute consistance, quatre viandes, du canard confit, du lard fumé, du jarret de veau, des saucisses de Toulouse épicées, des flageolets frais, de la graisse d'oie, et surtout de la graisse.......

Je suis toujours ici, sur cette chaise, je superpose mécaniquement des carrés sur des rectangles, puis des rectangles sur des carrés, puis des carrés sur des carrés, un carré blanc s'évade sur la nappe carré blanche, toujours armé de mon stylo mâchouillé irrégulièrement. A côté, près du radiateur en fonte, inconfortablement assis sur le bord de sa chaise, l'homme au chapeau déformé s'occupe, il regarde ses pièces de monnaie jaunes, il les appose méthodiquement de la plus petite sur la plus grande, encore et encore. La tour de centimes s’écroule. Il recommence.

Tout a réellement commencé, il y a déjà longtemps, successivement avec, en 1915 carré noir sur fond blanc, puis en 1918 avec carré blanc sur fond blanc que Kazimir Malevitch signait.

Les premières peintures véritablement abstraites, d'une simplicité géométrique absolue, un carré sur un carré, un espace sur un autre espace, constituent des œuvres cessant d'être des compositions subjectives, se concentrant ainsi sur leurs propres réalités. Une couleur. Une forme. Une remise au point zéro de la peinture. Une composition sans ligne d'horizon. Un monde sans représentation. Une révolution picturale.

Avant 1917, Le pouvoir des tsars de Russie reposait sur l'héritage de droit divin, Il bénéficiait des croyances religieuses irrévocables, Il utilisait l'image, l'iconographie pieuse comme moyen de communication avec son peuple de paysans illettrés, comme justification de la légitimité du régime. Le contexte social et politique de l'époque, au pays de Malevitch, est la clé de l'apparition de ces icones révolutionnaires affirmant un refus total de l'image ou du pouvoir utilisant l'image.

Après la révolution, sous la sombre période stalinienne, le paysan russe arborait discrètement la plus seule de ses conquêtes, "The running man" aussi signé en 1932-34 par Malevitch courrait vers le désespoir tenant dans sa main un carré d'une seule couleur, un carré bleu. Nous pouvons imaginer les pressions subies par le peintre russe durant cette terrible dictature. Malevitch dût-il manœuvrer en marche arrière? La liberté s'étouffait, un autre monde de l'image s'installait, celui du réalisme soviétique. Une nouvelle dictature de l'image en remplaçait une autre.

Aujourd'hui, où en sommes-nous de nos rapports à l'image? Des centaines de billets des banques de centaines des pays différents, ils sont tous frappés d'une icône légitimant les symboles d'un pouvoir, sur le dollar américain résident les illustres présidents des États-Unis d'Amérique garant de la moral "In god we trust", la livre sterling n'oublie pas la reine "God save the queen", l'euro et ses monuments flamboyants suggèrent la grandeur factice de la construction européenne financière.

Assis confortablement sur ma chaise, au bar de la gare des trains qui ne passent plus depuis quarante ans, je sors mon téléphone mobile de couleur orange de ma poche encombrée de clefs qui ne servent plus depuis dix ans, de croquis froissés et d'un mouchoir en coton noué. Le nœud est serré depuis trop longtemps, il devait me rappeler une corvée embarrassante que je n'ai sûrement pas effectuée, changer de lunette probablement.

J'éclaire l'outil addictif de ma main droite, je touche l'icône bleue sur le clavier tactile. Impatiemment, mon index tremblant ouvre la fenêtre irréelle du réseau social encombré d'amis virtuels que je n'ai jamais rencontré dans le monde réel.

L'artiste conceptuel célèbre, le peintre inconnu obsédé par le rouge, le poète oublié, le galeriste parisien en devenir, l'historienne de l'art, le sculpteur rieur, l'étudiante en «désociaulogie», l'écrivain déprimé par ses publications trop peu nombreuses, tous les signes vert sont allumés, ils recherchent tous, un «chat» possible, un «like», ou le commentaire bienveillant suprême récompense de l’ego. C'est vendredi, Ils attendent, ils doutent.

Le mur s'inondent de «post» où s'immiscent des tentatives désespérés de partages de liens d'articles de presse aux sujets hétéroclites, s'invitent de phrases incongrues, apparaissent des photos d'œuvres d'art en cours de réalisation côtoyant celles des montages d'expositions joviales, s’exhibent des envies de vacances répondant aux journées de travail interminables, un chien court au ralenti.

Lentement, le paysage multicolore de publications, sa grande diversité de pensées disparaît sourdement pour imprimer une couleur seule sur la surface de l’écran pétrifié.

Le monochrome essentiellement politiquement orienté remplace une mosaïque chaotique désorientée.

Les multiples partages de bonheur mutent en un animal féroce promoteur de terreur. J'éteins l'outil addictif aux algorithmes modifiés de ma main gauche, je reprends mon stylo mâchouillé machinalement.

Assis confortablement sur ma chaise, j'attends patiemment mon cassoulet, je sirote raisonnablement le vin rouge un peu âpre de la maison, mes yeux s'évadent, ils traversent la vitrine embrumée la couche de trouble noirâtre de l'atmosphère aux senteurs poivrées. Je suis dehors, là sur la place, devant la gare où les trains ne s'arrêtent plus depuis quarante ans.

Lucien, mon voisin le jardinier est une force de la nature, il est planté comme un arbre séculaire, le vieil homme est hors d'âge, ses membres sont épais comme ses sourcils broussailleux, un regard gris rieur se cache derrière des lunettes nettoyées avec de la graisse à traire, ses vêtements conservent l'odeur d'une pluie soudaine sur une terre de bruyère fertile desséchée.

Avant de créer l'écosystème élaboré intuitivement de ses mains fortes, rêches et calleuses, sur son lopin en terrasse où se mêlent des mauvaises herbes, les légumes biscornues, les salades oubliées, les tomates de variétés inconnues et les framboises jaunes, où se croisent les coccinelles à pois verts, les jets bleus et le renard argenté du bois interdit, il était chaudronnier.

Il confectionnait des pièces en acier dans son atelier étriqué pour les métiers à tisser pour les nombreuses usines de filature du village aux architectures granitiques du dix-neuvième siècle, coiffées de leurs toits en sheds. Ces édifices industriels aujourd'hui désertés témoignent d'une première démarche ultra libérale de délocalisation des usines urbaines vers le monde rural.

il ne manquait jamais aucun rendez-vous sur cette place, vêtu de ses plus beaux atours, la chemise bien repassée, il attendait l'arrivée du train qu'il ne prenait jamais. Il savait.

De ces trains de la ligne régulière descendaient en nombre croissant les jeunes ouvrières des campagnes des alentours, elles étaient belles, leurs tabliers colorées parfaitement repassés diffusaient savoureusement des parfums délicieux de muguet, de lavande, de chèvrefeuille ou de jasmin étoilé. Le cœur de velours de Lucien battait pour la petite aux cheveux de soie rouge et au nez retroussé, elle riait tout le temps. Elle devint plus tard son épouse. Durant de nombreuses années, ils vécurent ensemble partageant les années de joie, tout en s'adaptant au déclin des activités textiles de la région. Une nouvelle délocalisation de la production modifia le paysage d'une vie quotidienne remodelée. Malgré un amour profond, de petites têtes aux cheveux écarlates ne sont pas venues enrichir l'hilarité de leur foyer un peu trop grand pour deux personnes. C'était il y a déjà trop longtemps, avant que les trains ne s'arrêtent plus dans cette gare, sur la place du bar. Aussi, c'était avant qu'un crabe vicieux vienne confisquer le rire permanent de son élue pour l'éternité. Le vieux jardinier est maintenant forgé par une solitude obombrée qu'il essaye de cacher par la présence d'un compagnon à quatre pattes noir et blanc boiteux et sourd.

Les clics, les clacs et les clocs d'une chute accidentelle d'un verre en Duralex sur le carrelage en Granito, me ramène vers la surface de la nappe en papier où je superpose mécaniquement des carrés sur des rectangles, puis des rectangles sur des carrés armé de mon stylo mâchouillé généreusement. J'écris le temps s'écouler. Impatience.

A côté, près du radiateur en fonte, inconfortablement assis sur le bord de sa chaise, l'homme au chapeau déformé observe sa tour de pièces de monnaie jaunes s'écrouler à nouveau, il les compte encore et encore, il les appose une nouvelle fois méthodiquement de la plus petite sur la plus grande. La croissance de l'expression du doute s'accapare de l'espace de son visage, il s'interroge sur la hauteur de sa construction, sera-t-elle suffisamment élevée pour financer son inconcevable repas hebdomadaire?

Sur le dossier de la chaise où il est assis inconfortablement au bord de l'abîme, gîte un gilet de sécurité élimé, charbonné par les particules des fumerolles incessant d'une route sans commencement ni aboutissement. Ses doigts se crispent au fond des poches vides déchirées de son Jean usé, de son pied gauche chaussé d'une camarguaise râpée, il bat le rythme inconstant d'une déception récurrente et d'un mécontentement tangible, il espère que la générosité affichée de Gisèle et Bébert effacera l'absence de deux pièces jaunes du décompte de la note à venir.

Accoudé au comptoir du bar, le pilier cubique du club de rugby local, Canard, observe du coin de son œil gauche à moitié fermé l'homme au chapeau déformé, il vérifie la bonne circulation du glaçon flottant dans son verre de cinquante et un, le contenu se trouble et s'éclaircit progressivement. Devant lui, sur la plage de Formica décolorée gisent les contenants évidés du temps écoulés, alignés un à un, en une ligne régulière. Depuis l'épicentre de son œil droit à moitié ouvert s'affiche le décompte incertain d'une substance inconsistante d'une soif irrassasiable. Le poids du corps de l'homme robuste s’évapore graduellement sous la progression lente d'une mutation organique drolatique.

La perspective du prochain affrontement dominical sur le pré vert maintient l'esprit en éveil, l'équipe des voisins drapiers arborant précieusement les maillots aux rayures régulières ciel et blanc de huit virgule sept centimètres défendront chèrement la suprématie locale, un combat avaricieux s'annonce. Canard attend, il sait.

Sous une pluie battante, le ballon ovale glissant lui échappera des mains trop souvent, les couleurs rouges et noirs des étoffes historiques du club s'amalgameront inévitablement aux marrons humides des entrailles d'une terre griffée par les labours des chaussures à crampons longs. Le numéro un floqué dans son dos de première ligne s'effacera sous la pression comprimée de la répétition des mêlées imprégnées de vapeurs sédatives camphrées.

Les fréquents frottements de son oreille droite modèleront au couteau l'oreille gauche de son adversaire directe. Les essoufflant regroupements et la multiplication répétitive des moals traceront les esquisses hachurées sur le cuir dru de ses membres suppliciés.

Effacé par la masse lourde des entassements organisés des deux collectifs d'avant, il disparaîtra encore et encore pour permettre les chevauchées glorieuses et spectaculaires des trois quart. L'homme invisible se sacrifiera de nouveau, la solidité de son organisme charpenté énumérera les nombreuses charges viriles intrépides des antagonistes survoltés par l'enjeu viscéral du derby.

Dans le milieu du rugby, tous les joueurs arborent des surnoms ridicules, croquette, pinceau, marteau, buffle ou mustang. Le canard image l'association de deux corps, l'un solide, l'autre liquide. Le temps où les soigneurs offraient la possibilité de croquer un cube de sucre trempé copieusement dans l'alcool d'anis artisanal au niveau de degrés défiants les limites du possible de l'imagination, ranimant ainsi la flamme du conscient de toute âme plongée dans l'inconscience involontaire.

Devant Canard, sur la plage de Formica décolorée gisent les contenants évidés du temps écoulés, alignés un à un, en une ligne régulière, un nouveau verre sans contenu complète la collection croissante. Un nouveau glaçon circule, exécute un geste circulaire, trouble le liquide parfumé enivrant et blanchit la solution. Dissolution.

Me voici donc ici encore, confortablement assis sur cette chaise en bois de noyer usé, je me repose, je superpose mécaniquement des carrés sur des rectangles, je lève la tête, Gisèle la patronne, porte le cassoulet, le plat attendu avec tant d'impatience d'un pas hâtif, la chaleur de l'assiette exagérément pleine brûle la paume de sa main délicate.

Deux saucisses un peu trop grosses débordent de la céramique brunâtre, la cuisse de canard confit....Mon téléphone mobile de couleur orange sonne, je le sors à nouveau de ma poche encombrée de clefs qui ne servent plus depuis dix ans, de croquis froissés et d'un mouchoir en coton noué. Un nom s'affiche, c'est Simon, un ami artiste. Il est sculpteur ou peintre selon son humeur, en ce moment, il travaille beaucoup, il milite ardemment pour le revenu universel d'activité artistique.

Obsessionnellement, passionnellement, pendant des heures endurantes il grave des plaques de Placoplatre aux formats industriels standard, la chromatie de revêtements en papier varie selon ses propriétés, coupe-feu, hydrofuge ou isolant phonique, les variations pastel rose, verte, bleue ou grise esquissent la richesse d'une palette subtile. Sur quatre-vingt-dix pour cent de la surface de la plaque, d'une lame cutter aiguisée, tous les cinq millimètres, il trace une ligne horizontale. Il écorche minutieusement le support, il arrache la peau de la surface laissant ainsi apparaitre les strates minérales du plâtre blanchâtre ou grisâtre. Un paysage cotonneux se dévoile des formats préfabriqués délignés. Dans son atelier trop petit, il entasse méthodiquement, les unes sur les autres, les œuvres fragiles de tailles identiques et il les aligne irrémédiablement des plus claires aux plus foncés. Il décompte le temps. Chaque minute soustraite d'une vie trop courte se convertie en addition d'une élaboration empirique.

Je décroche « Coucou Paul, c'est Simon, tu fais quoi? » Je lui réponds « je suis chez Gisèle et Bébert, au bien sage, au bar de la gare, sur la place, un cassoulet copieux à l'exagération vient d'être posé sur ma table, tu me rejoins? ». Simon me répond qu'il ne peut pas qu'il prépare actuellement une exposition à Marseille avec un ami commun sculpteur, Pierre. Timidement, il me demande:

« Pourrais-tu écrire un texte pour notre présentation? » J'accepte avec plaisir.

A l’intérieur du même écrin immaculé, j'imagine une sculpture de Pierre dialoguant silencieusement avec une œuvre murale de Simon. En manifeste opposition «matériaulogique», un métal noir contraint imprudemment associé à un élément minéral opaque, contraste inéluctablement avec un revêtement de matière plastique souple et transparente, incisé répétitivement. L’économie de moyens et de gestes revendiquée ouvre l’interrogation du sens intrinsèque de choix commun aux deux artistes, un souci permanent d’efficacité dans la gestion d’un geste sculptural simple avec peu d’éléments. Les matériaux industriels choisis par Simon sont calibrés, standardisés, et manufacturés se destinent à une fonction périphérique mentionnant une notion de peau d’architecture s’éloignant notablement de l’idée d’ossature d’espace en tension proposée par Pierre. L’utilisation ascétique des moyens légers employés assure l’indépendance vis-à-vis de l’économie, révèle les mystères de l’existence à travers les objets les plus banals de notre quotidien ou affirme un positionnement politique radical sur nos habitudes consuméristes, entrouvrant les portes de l’utopie de la sobriété heureuse? Il me semble qu'un texte sur ce sujet prendra fondamentalement un sens apostolique.

Mais devant moi, là, sur la nappe en papier où se superposent des carrés sur des rectangles, puis des rectangles sur des carrés, le cassoulet, les deux saucisses un peu trop grosses débordent de la céramique brunâtre, la cuisse de canard confit enjambe maladroitement un épais morceau de lard, le jus orangé encore brûlant bouillonne et lie l'abondance des haricots de Tarbes opalescents. La fusion des odeurs démasque le régal de consistances enchevêtrées et contrastées. J'entame le plat traditionnel religieusement, j'apprécie la lenteur. Parallèlement, les mots d'un texte naissant empiètent mes pensées au moment de chacune des intrusions de nourriture du terroir sur les parois aqueuses de mon palais incandescent. Mon stylo mâchouillé irrégulièrement semble glisser facilement sur la nappe en papier blanc, déjà encombrée de formes aux géométries variables.

Sur le pupitre en bois de rosier fragile se reposent les épines de la partition complexe des lois de la gravité subie par tout corps physique. Tombées du ciel, les météorites galactiques sont aimantées par la force attractive d’une masse plus importante, celle de notre planète en révolution lente. La déformation de nos mers et océans s’enthousiasme des forces d'attraction de la Terre et des éléments célestes influents. L’effet de la force centripète due à la rotation de la Terre autour du barycentre Terre-Lune nous enivre des senteurs iodées de la marée montante. Chargée de sel, l’écume volatile dépose le sel encore humide sur un brin d’herbe courbé par la pesanteur des embruns imperceptibles. Les vagues déferlantes dessinent des cicatrices blanches et régulières sur la surface verte et bleue de la mer irisée. Les intervalles micro-tonneaux composent le rythme d’une musique répétitive minimaliste transcendante. Sur le littoral, ici, depuis des millénaires un rocher repose en équilibre précaire sur une avancée péninsulaire de tourbe aux abords érodés par le son monotone des flux et reflux incessants. L’écho des épitres esquissées par le vent de l’espace-temps défie perpétuellement le réceptacle chancelant du témoin sans âge de notre ère géologique.

Petit à petit, mon assiette de terre Brunâtre s’évide inéluctablement au moment de l'écriture automatique de chaque nom, verbe, adverbe et adjectifs incongrus.

J'assèche la graisse encore attachée au fond du grès poussant de ma main tremblante un morceau de pain de campagne à la mie fondante aérée, et à la croûte craquante carbonisée. Le vide.

Seul à sa table aussi, le vieux rocker toussotant, Max me voit terminer mon cassoulet comme si je vivais à l'encontre de moi-même une petite mort, celle de la dernière bouchée d'un plat délicieux. Du coin de ses lèvres fines il entame un sourire moqueur.

Max a soixante-cinq ans au moins, les ouvriers de sa génération écoutent et ont toujours écouté Johnny Halliday ou Eddy Mitchell, pour lui, il n'en était pas question, ses idoles se nomment Johnny Cash, le vrai Johnny, ou Eddie Cocran, le vrai Eddie.

La complexité de langue anglaise usitée et masquée par la rapidité des tempos, les émotions des rythmes et des blues constituent une barrière culturelle insurmontable qu'il n'hésite pas une seconde à franchir.

Depuis l'âge de ses vingt temps, son moteur pétaradant de Harley Davidson s'encrasse sous les fumées d'une locomotive gauloise aux avancées saccadées. Chaque inhalation marque une mémoire encyclopédique consacrée à la passion d'une vie. Une fois par an, les vapeurs des longues cheminées de Camden town noircissent le daim bleu de ses boots fatiguées et entachées d'huile de vidange recyclée. Les galettes de vinyle rares s'entassent dans sa valise. Les autocollants du New Musical Express recouvrent les illustrations dédicacées des Yardbids, des Kinks ou des Small Faces. Il glane chez les centaines de disquaires londoniens aux grandes oreilles. Les possibles rêveries qu'il ramène chez lui, la collection «self made» interminable s’étendent sur les étagères «home made» de son musée personnel consacré à une aventure traversant la seconde moitié du vingtième siècle à nos jours de Hank Williams aux Dirtbombs. Max n'a pas d'automobile, il l'a décidé ainsi, il vit seul, l'intensité et la chaleur du son des amplis Marshall à maturité de saturation souffle l'intégralité de son modeste salaire de plâtrier peintre. Il voyage en train uniquement, où il espère croiser son double, une personne avec qui il aimerait parler de Crazy Cavan, des greasers ou de la légende des hell's angels. Malgré les évolutions constantes de la musique de toutes ses passions, avec lui, le temps semble s'arrêter, les jours ne changent pas. Le complet Levis aux formes définies par les critères codés par un comité invisible aux plis tracés sur des interstices prédéfinies, est surmonté d’un Flight jacket en cuir ciré noir mat. Tout devient de plus en plus pareil qu'hier. Mais c'était comment avant hier?

Identique à demain, d'une façon certaine, mais pas seulement, chaque soir chez lui s'enclenche une révolution permanente. Les premières écoutes des dernières acquisitions ouvrent des chemins nouveaux tant attendus. Le diamant aiguisé posé sur la bordure du cercle noir entame les sillons creusés par la voix nasillarde de Sky Saxon, elle couvre furtivement le Fuzz hypnotique des guitares Fender et Grestch. Les graines du rock punk psychédélique explosent les germes d'un roulement bruyant sur les toms de Keith Moon, La Rickenbacker de Pete Tomsend se brise sur le sol d'une scène d'étincelles métalliques. L'électricité active les sens d'une exaltation croissante.

Gisèle, interpelle le vieux rocker toussotant avec autorité, «Max, un café?». Il acquiesce d'un signe de tête. Je reviens sur mon assiette, je pousse désespérément l'ultime morceau de pain de campagne à la mie fondante aérée, et à la croute craquante carbonisée, de ma main tremblante, je tente à nouveau d'évider le vide. Mon regard se dépose sur la nappe en papier ordinaire, je superpose mécaniquement des carrés sur des rectangles, puis des rectangles sur des carrés, armé de mon stylo mâchouillé irrégulièrement.

Maintenant, je me souviens des longs instants laborieux passés à essayer de sortir quatre notes consécutives de cet instrument à quatre cordes usées. Un ami perdu m'aidait désespérément, je n'avais aucun talent pour la musique, mais je percevrais avec une obstination imbécile. Sol, sol, fa, do, trois cases, deux cordes, encore et encore, sans rupture de tempos, quatre fois, puis une fois do, sol, et ainsi de suite.

Paul Raguenes . 2018-19

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